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  • [Texte manquant]

    J’ai mal au dos; rien de plus commun ni de plus douloureux. Ça m’a pris dimanche matin, après une longue douche brûlante et un sms d’Olivier qui ressemblait à un champ dévasté par des bombes, où les trous étaient figurés par les exaspérants "textes manquants" répétés trois ou quatre fois entre crochets — la communication numérique a horreur du vide, c’est pourquoi il a dû paraître préférable de privilégier une transmission des messages instantanée quoique incomplète, plutôt que de les retenir tant que le réseau, comme on dit, ne permet pas de les envoyer dans leur intégralité. Olivier, je lui avais écrit — j’étais à Aubry, chez mon père —, samedi matin, tandis que je fumais sur la terrasse en buvant mon thé, que je l’imaginais dansant — et je le voyais très précisément, comme j’ai pu l’observer plusieurs fois déjà, avec cette vitalité, cette flamme dans les yeux, et ce bonheur à l’écume des lèvres où le jeu innocent et presque enfantin peut virer au désir le plus sauvage. [Texte manquant], [Texte manquant], [Texte manquant]: c’était assez pour imaginer l’irréparable, à partir de ce sms tronqué où je voyais, derrière son nom, poindre le sourire et l’offrande charnelle d’un chanteur que nous avions rencontré au début de l’été, et avec qui Olivier avait, depuis cette soirée de dernière de spectacle, eu quelques échanges sur Facebook. Je comprenais, dans ce message lacunaire envoyé à quatre heures du matin, qu’Olivier avait été invité à un anniversaire, qu’il dansait, et que, par hasard, ce garçon était aussi de la partie. Et que se passait-il? Pas l’irréparable (qui ressemble trop à un titre de roman), mais l’insupportable, ou la peur et la douleur de l’humiliation, la déception en tout cas; en somme, assez de désordre sentimental pour être mortellement jaloux, comme j’ai fini par l’avouer aujourd’hui à Olivier.

    J’ai déjeuné avec lui ce midi. Pendant que je l’attendais au Mucha, raide comme un piquet, je lisais un mail qu’il a adressé à un romancier, et qu’Yves-Noël a publié, avec l’indiscrétion et le culot qu’on lui connaît, sur son blog. À la pharmacie voisine, Olivier m’a acheté des comprimés pour décontracter mes muscles. Il était curieux de savoir comment je réagirais une fois que je les aurais avalés, ce soir: je suis rentré chez moi plus tôt que d’habitude, profitant de ce que j’étais très en retard à la réunion de rentrée qui se tenait au lycée Louis-le-Grand et à laquelle tous les employés de ma direction devaient assister pour n'y pas assister du tout — mon retard étant dû à une urgence au bureau, mais je n’imaginais pas entrer dans l’amphithéâtre une demi-heure après mes collègues, et les coups de freins du bus, comme autant d’aiguilles dans ma chair, ont achevé de me déculpabiliser —; j’ai avalé deux comprimés avec un verre d’eau, me suis déshabillé, ai enduit mon dos de baume du tigre, puis me suis allongé après avoir fermé le volet et posé une serviette sur le drap et l’oreiller afin que qu’ils ne s’imprègnent pas de l’odeur trop forte du baume. 

    Dans mon rêve, il y avait beaucoup d’inquiétude à cause d’un orage, ou de plusieurs orages qui se succéderaint et qui semblaient provoquer la même angoisse que la perspective de la collision entre la Terre et Melancholia. Il faisait nuit, on disposait de fauteuils de jardin tendus de toile blanche. Il y avait beaucoup d’invités: je me souviens de mouvements dans les jardins, de personnes qui allaient et venaient entre les fauteuils, ne sachant s’il fallait rester dehors ou rentrer, se mettre à l’abri, se protéger de l’orage ou aller danser — car il s’agissait peut-être d’un mariage. Les jardins étaient comme des cercles concentriques autour d’une vaste maison, blanche comme tout le monde là-bas (de couleurs, il n’y avait que le blanc des vêtements et des murs de la maison, le vert des pelouses, et le noir du ciel, mais le blanc et le vert étaient aussi clairs qu’en plein jour). Il y avait surtout une boutique de vêtements où je m’attardais avec ma fille — car je me tiens toujours un peu loin des événements, quand je suis avec elle, et ce week-end, précisément, je l'avais emmenée chez mon père,  et les presque quinze heures de voiture n’étaient sans doute pas pour rien non plus dans mon mal de dos soudain. Je lui choisissais une tenue, même si je comprenais bien que la fête s’achevait déjà. Il fallait parler allemand car c’était la langue de la vendeuse, et cela compliquait un peu les choses. Elle ressemblait à Elisabeth Levy (mais une toute jeune Elisabeth Levy), dont j’ai lu ce matin un portrait paru dans Libération en 2010, la journaliste posant chez elle, dans une pause exprimant parfaitement l’intelligence aiguë et l’insolence qui la caractérisent (mais l’intérieur de la boutique était aussi blanc et aéré que le bureau de la journaliste paraissait encombré et désordonné). Je me débrouillais correctement, cherchant mes mots mais parvenant à me faire comprendre malgré tout (la vendeuse soutenait mon regard, m’aidant parfois quand elle devinait ce que je voulais dire — j’étais le seul client, c’était l’heure de la fermeture), mais c’était très lent, et je passais un temps infini à choisir un chemisier blanc extrêmrment délicat composé d’un tissu transparent et brillant recouvrant un autre, opaque, et d’un col que je ne saurais décrire tant il était caché par quantité d’épingles à cheveux qui en pinçaient le pourtour (de l’exacte façon dont on pince, dans les parapheurs ministériels, les feuilles avec des trombones, en prenant soin de placer, entre le métal et la feuille, un morceau de papier plus épais, de façon à ce que la feuille, support d’une note de service plus ou moins importante, ne soit pas marquée par le vulgaire trombone, comme je garde sur la joue la rigole d’un pli de drap depuis que je me suis levé tout à l’heure). Le plus étonnant, ce furent ces trois cintres que je voulais acheter également: l’un en plastique brun, le genre de cintre au fuselage assez arrondi et assez épais pour empêcher qu’une chemise ou une veste se déforment dans l’obscurité et l’oubli d’une penderie; les deux autres en métal, de la qualité médiocre des cintres qu’on utilise dans les pressings, l’un tout à fait banal, et l’autre joliment travaillé, le métal ayant été tordu, courbé, dessinant comme des feuilles ou des pétales. Je demandai le prix des cintres, que je tenais dans la main gauche, et la vendeuse me répondit que c’était à moi de proposer un prix.

    Tout cela est assez étrange, et il est tellement exceptionnel pour moi de me souvenir d’un rêve (c’est sans doute là l’effet des comprimés que j’ai avalés avant de me coucher), que je me suis empressé de le noter. Je vois bien quel pourrait en être le texte manquant, mais je préfère que mon texte reste flottant.