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Emplette

J’ai tenté à nouveau de récupérer mon sac en cuir chez le cordonnier. La dernière fois, il s’est excusé en soulevant le sac qu’il avait laissé dans un carton, sans façon. La lanière décousue pendouillait comme quand je le lui avais laissé ; il n’avait pas encore changé la fermeture-éclair ni consolidé le fond usé et troué par endroit. Aujourd’hui, je n’ai pas vu le sac : tandis que je regarde l’eau grise de la pluie sur le carrelage, amenée par les clients du jour, les boîtes de cire de toutes les couleurs sur le comptoir, les porte-clés alphabet aux mousquetons un peu rouillés, le clavier d’un ordinateur bizarrement disposé à la verticale, une paire de chaussures vernies posées négligemment dans les parages, les étagères artisanales habillant son antre inaccessible, l’affiche cartonnée ou plastifiée sur laquelle il prévient les clients râleurs qu’ils peuvent aller voir ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits, et une multitude d’outils et d’accessoires dont je suis bien incapable de me souvenir et que je ne pourrais guère plus décrire — il y a un magazine à portée de main, L’entretien, sans doute une revue spécialisée pour les artisans qui entretiennent les cuirs des autres mais pas leur boutique, dans un emballage plastique qui n’a pas encore été ouvert, avec son nom et son adresse —, il est parti en quête de mon sac dans son fourgon, "à tout hasard", après avoir fait mine de le chercher énergiquement dans son capharnaüm. Cet homme m’est très sympathique. Du reste, je ne suis pas pressé. Il est retraité depuis peu et a choisi de conserver son commerce, mais à son rythme, et à sa mode.

Puis je suis passé chez le réparateur informatique, de l’autre côté de la place. Comme dans beaucoup de communes, les rues, les places et les ponts neufs ont gardé leur nom de nouveauté mais sont, à cause de cela même, sentis comme des vieilleries. Cette place, explique un panneau historique, fut "suburbaine" au Moyen-Âge. Il y a, quelque part sous mes pas, mais je ne sais où exactement, une rivière qu’on enterra un jour : c’est la Bruille. Le réparateur informatique est niché au rez-de-chaussée d’une antique maison, avec tout le charme du pignon sur rue, de grandes ouvertures encadrées par un bois assez grossier, mais d’ignobles publicités pour des antivirus disposées sans goût dans sa vitrine et à l’intérieur de sa boutique, où l’on oublie, dès qu’on y a pénétré, l’intérêt de la façade qui n’est, il est vrai, que rêverie douteuse. Une immense plante exotique chatouille le faux-plafond ; ses feuilles n’ont pas la luxuriance qu’elles exhiberaient dans une forêt tropicale mais ne laissent pas néanmoins de m’impressionner. Je me suis habitué à ce manche à balai qui soutient son frêle tronc : c’est ainsi que les arbres des pays tropicaux survivent sous les cieux septentrionaux. Le réparateur, dont le nom latin apparaît sur plusieurs diplômes et certificats, semble secourir des centaines d’hommes et de femmes démunis devant les maladies de leurs ordinateurs, des commerçants, mais aussi — il me l’apprend aujourd’hui —, des services municipaux mal organisés. Il me fait passer derrière le comptoir pour me montrer une vidéo dévoilant la face cachée du jeune président du Septième Continent, m’explique qu’il a interrompu ses commandes aux États-Unis depuis l’élection de celui qu’on appelle, ces jours-ci, le "président élu" (pour le distinguer, sans doute, du "président"), prédit une augmentation faramineuse du prix des ordinateurs et un avenir tout à fait sombre. Ce faisant, il prétend me faire une ristourne de vingt euros sur sa prestation, qui a consisté à confirmer l’anéantissement de mon PC et à placer le disque dur dans un fin cercueil métallique ou je pourrai tenter de récupérer les photographies, les textes et la musique que je n’ai pas envie de voir disparaître encore.

Plus tard, je vais à la répétition du concert de Noël. Le chef de chœur use de toute la démesure dont il semble capable pour mimer l’intervalle des quartes, des quintes, et surtout des sixtes, et passe avec entrain des notes les plus graves aux plus aigües, soutenant chaque pupitre avec la même énergie. La vieille querelle des catholiques et des protestants, qui ensanglanta cette ville comme je l’ai lu dans l’Histoire de Valentiennes d’Henri d’Oultreman, n’a plus cours : on se contente de sous-entendus sur le manque de bonne volonté des autres pour participer à ce concert œcuménique.

Au retour, j’observe la matière baroque des façades que souligne l’éclairage urbain : c’est un habillement nocturne que j’ai toujours aimé dans cette ville, alors que je suis le premier à m’insurger contre la pollution dite lumineuse. Chez moi, j’écoute le débat politique du jour pendant une demi-heure. Sur le sujet que je connais le mieux, les prétendants à la couronne sont, comme on dit, clivés. Sur le service militaire, où je ne suis pas expert, l’un propose de le restaurer et de le faire durer six mois, l’autre trois… Les propos les plus forts, ces derniers temps, ceux qui me trottent dans la tête, avec leur petite musique rigoureuse, et à la fin drolatique, tiennent dans deux remarques denses et rapides de La Bruyère sur les mondains : "J’appelle mondains, terrestre et grossiers, etc.". Le Dictionnaire universel de Furetière donne deux sens distincts pour le verbe "chanceler", quatre pour un atome, et je continue de me demander si ce mot étonnant d’"emplette", qui clôture le texte, produisait le même effet à la fin du dix-septième siècle qu’au début du vingt-et-unième.

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