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Inconnu·e·s

Il a 28 ans, c’est écrit sur son profil, et quand on se rencontre, c’est bien l’âge qu’il donne, en parlant de choses et d’autres, comme il a l’air de vouloir rester un peu. Il insiste sur son âge parce qu’il n’a plus que deux ans pour être recruté dans l’armée de terre. Il a déjà tenté mais s’est fait recaler deux fois. Jugé inapte à cause d’une plaque de métal sur la cheville suite à une fracture. C’est bête, car il aurait pu la faire ôter. La laisser ou l’enlever, c’est pareil. Elle sert plus à rien, maintenant que les os sont ressoudés. Son médecin lui a même dit que l’os est plus solide qu’avant la fracture car ça se consolide naturellement, un os, c’est comme ça. Il dit aussi que sa plaque l’a pas empêché de se préparer physiquement, intensément. À la course, au biathlon, au triathlon. Il aimerait travailler à Décathlon justement, il y a pas grand-chose à faire quand on est employé à Décathlon, c’est un boulot en or. Mais on veut pas de lui, et pourquoi, alors qu’il en connaît un rayon, et dans plusieurs rayons. La dernière fois, aux tests, il faisait très froid, une fille avait les mains dans les poches, c’est malpoli, et lui non, les mains à l’air, question de respect, et pourtant, elle, il l’a appris il y a pas longtemps, elle a été recrutée, elle est même gradée. Comprend pas. Une autre fois, mais c’était avant, il avait été recalé, c’était avant la plaque sur la cheville. Il avait dit tout haut qu’une question allait pas dans les tests, qu’on pouvait pas répondre parce que la question était pas claire. Recalé pour contestation des consignes, quelque chose comme ça. Pourtant il était entraîné comme un pompier. Là, ça fait trois mois qu’il a pas couru, et c’est le pire mois de janvier de sa vie, c’est le vent, la pluie, le froid, en alternance, en duo ou en trio hurlant, ça dépend des jours. Il a compté vingt heures de soleil ce mois-ci. C’est la mort cette ville, et en tout cas c’est pas un temps à courir. Mais il reste deux ans pour être recruté. Il veut devenir chasseur alpin, alors on lui a demandé s’il sait skier. Il a répondu qu’il sait ce que c’est, chasseur alpin, il en a fréquenté, des chasseurs alpins, quand il était chez son pote à Annecy, ça skie pas, un chasseur alpin. Il a un autre ami qui habite à Lille et qui est muté à Toulouse, il se rend pas compte de la chance qu’il a, Toulouse, tu paies moins d’électricité, t’as du soleil tout le temps. Il ne fera pas sa vie ici. Pour l’instant, c’est la colocation et le chômage. Il sait faire des trucs, il a travaillé chez A***, six mois, vendre des fringues, mais il ne donne pas de détails. Il a fait du conseil téléphonique aussi, mais c’est encore plus vague. Il est pas prêt à vivre en couple. Ici, au moins, il peut sortir habillé en vicomte, traîner au cœur-de-ville en vicomte, personne l’emmerde. À Paris ce serait pas possible, et puis la foule, pas pour lui. Les filles, c’est plus les sentiments, et les mecs, c’est comme ça, quand j’ai envie. Les mecs, en général, ils veulent juste tirer un coup et basta, et il y a pas un gay fidèle. Tu me diras, les nanas que je connais, c’est pareil. Il y a en une qui s’est tapé trois mecs en douze heures. Une autre qui m’a demandé d’être son sexfriend parce qu’il se passe rien avec son mec. Un jour, un collègue est venu me voir, y avait ma photo sur son téléphone, il m’a demandé si je voulais baiser avec lui, ma photo de profil Grindr qu’un mec lui avait balancé. Ça marche bien avec les filles parce que je suis bien monté. Mais je peux pas leur dire que je vois des mecs, des fois. Déjà que je supporterais pas que ma meuf soit lesbienne. Le couple, c'est complexe. Je préfère rencontrer des inconnu·e·s. Le trip des hétéros, c’est de baiser avec des gays, et les gays ils veulent détourner les hétéros, c’est comme ça. Et y a personne qui est fidèle. Le lendemain du nouvel an, je me suis tapé une femme mariée de quarante ans qui a deux enfants. Quand j’ai arrêté chez A***, y a un collègue gay en couple qui m’a écrit sur Facebook t’es mignon, je peux te le dire maintenant, on se voit quand tu veux si t’as envie d’essayer. Attends, je vais remettre mes baskets, elles sont toujours là ? — Il chausse ses baskets. Je ne vois pas ses baskets, reviens souvent à la racine qui forme un triangle pointant vers le bas entre les yeux, une dépression de la peau qui écarte ses yeux clairs. Je ne la vois que de manière intermittente, car la plupart du temps il reste de profil, projette les mots vers l’avant de la voiture, semble scruter parfois les fenêtres de la maison, à une dizaine de mètres, façade qu’envahit la lumière jaune d’un réverbère, alors je regarde aussi ces fenêtres vides, et personne ne passe jamais ici de toute façon, juste quelques voitures autour, pas une impasse, mais un coude oublié un peu plus loin, après le parking, un coin un peu mort, un peu moche, une caméra de surveillance que la buée dans la voiture empêche de distinguer quoi que ce soit, et maintenant il a un drôle de bonnet à pompon sur le crâne, sans doute pas un bonnet de chasseur alpin, mais pas non plus un bonnet de Valenciennois, ni le bonnet que j’aurais imaginé coiffer la silhouette à demi-nue qui se promenait tout à l’heure, perchée sur des talons aiguilles, robe noire retroussée jusqu’au-dessus des fesses, puis appuyée contre un grillage, cambrée sous le ciel lunaire, humide et froid.

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