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La fuite

  • Solution

    Il ne faudrait plus, il ne faudrait rien en matière de langage, d’expression, de volonté, de désir et de rêve.

    Il faudrait s’échapper des lieux communs, mais nous sommes des animaux territoriaux quoique volent les avions.

    Les frontières sont dans le ciel depuis le vingtième siècle. Quelques-uns les ont franchies ; les autres, nous nous contentons des prévisions célestes qui nous projettent à quatre, cinq jours.

    La poésie n’a rien à faire ; elle n’a que faire ; elle ne fait rien, n’est que ses six lettres, une mode, une manière de dire à certaines époques, une manière maintenant de dire ce qu’elle disait et ce qu’elle eût dit.

    Le traitement de texte maltraite ; la navigation est électrique ; la musique des sphères ne peut plus se passer de bande passante ; la poésie vestige les morts aux dossiers depuis toujours ruinés.

    Ce ne sera, ce ne fut qu’un clignement d’œil, un long mot d’une fraction de seconde, car le découpage du temps est notre raison autant que la preuve de notre désordre et de notre dérive.

    Quant à la narration, si imparfaite est notre incarnation que les galeries de personnages ne suffisent pas ; si nombreux sont les personnages qu’ils ont déjà achevé le goût du récit.

    Quant à l’esprit. Quant à l’âme. Quant à toi.

  • Le poète et la subordonnée

    Gageons que Rimbaud apprit la grammaire, avant de l’abradacadabranter, dans cet Abrégé de la grammaire nationale de Bescherelle que je feuillette en vain à la recherche des propositions. J’ai téléchargé l’édition de 1862 — Arthur avait huit ans — oui, encore lui, sa figure me charme et m’intéresse. Baudelaire, de sinistre figure, allait mourir cinq ans plus tard, et cinq ans plus tôt, il avait corrigé les dernières épreuves des Fleurs du Mal. Je les ai téléchargées également, aiguillonné par une publication de la Bibliothèque Nationale de France qui suggère de fêter ainsi le bicentenaire de sa naissance. Bescherelle parle des membres de la phrase et non des propositions, dont acte. Il envisage la syntaxe de la phrase en termes de conjonction :

    Tout mot qui sert à établir un rapport entre deux membres de phrase, est une CONJONCTION. La conjonction est aux phrases ce que la préposition est aux mots. Sa figure me charme ET m'intéresse. […] LISTE DES PRINCIPALES CONJONCTIONS. Ainsi — car — comme — cependant donc — et — lorsque — mais — quand — néanmoins — ni — or — ou — parce que — puisque — que — quoique — savoir — si — soit — toutefois.

    Voilà pour la conjonction, les membres conjoints, la conjugalité des membres de la phrase. Pour la relation, nous avons les relatifs :

    Les pronoms relatifs sont ainsi appelés à cause de la relation intime qu’ils ont avec un substantif ou un pronom qui précède, et dont ils rappellent l’idée.

    Quid de la subordination ? Il n’en est guère question dans cet Abrégé de la grammaire nationale. Je ne vois qu’une solution de continuité entre la subordonnée conjonctive et la subordonnée relative. Pourquoi ne parlerait-on pas de propositions dominées ? La proposition principale serait proposition dominante, ou mieux, proposition dominatrice, en lui prêtant quelque velléité hégémonique. Je proposerais volontiers, à elle conjointes : des propositions harceleuses, des fastidieuses, des allongeuses, des luxueuses, des monstrueuses, des menteuses, des lancinantes, des stimulantes, des déprimantes, des ampoulées, des amputées, des mal tournées, des mal léchées, des endimanchées, des imprécatrices, des tentatrices, des répétitives, des roboratives, des putatives, des trop-faciles, des inutiles, des mécaniques, des chimiques, des oniriques, des phtisiques, des emphatiques, des pianistiques, des pornographiques, des amphigouriques, des euphoniques, des lunatiques, des nocturnes, des diurnes, des ubuesques, des sévères, des salivaires, des imaginaires, des héliotropes, etc. Mais des poétiques : NON. En règle générale, non.

    Donc n’apparaît guère dans les vers de Baudelaire que dans des questions, des injonctions et des exclamations. Rarement dans des affirmations. Mais qui, que, car, puisque, vous les trouvez.

    LA SUBODORÉE.

    Toi qui, comme un coup de couteau,
    Dans mon cœur plaintif es entrée,
    Toi qui, comme un hideux troupeau
    De démons, vins, folle et parée,

    De mon esprit humilié,
    Faire ton lit et ton domaine,
    — Infâme à qui je suis lié
    Comme le forçat à la chaîne,

    Comme au jeu le joueur têtu,
    Comme à la bouteille l’ivrogne,
    Comme aux vermines la charogne,
    — Maudite, maudite sois-tu !

  • Maison de ville avec grenier

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    © Stefano Cipollari

     

    S’abîmer dans la peinture, enregistrer chaque image dans un dossier « peinture », prénom_nom_numéro, plus une lettre minuscule quand le peintre a publié plusieurs étapes de travail : le tracé au crayon, la couleur qui emplit la toile petit à petit, le visage d’abord, où le tableau s’anime. 2009, dernière peinture que je puisse archiver, première publiée. C’est un homme au torse nu, à genoux, les mains jointes vers le regardeur, visage tourné vers lui, l’œil gauche bordé de rouge, un aplat rouge et des coulures rouges sur une partie de la toile restée nue. Propriétés du dossier : cent trente fichiers. Ils défilent déjà dans ma tête en mode diaporama. Baudelaire : « glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) ». À Bruxelles, il a entretenu une rumeur de pédérastie qui courait à son sujet, confirmant ses détracteurs dans leur bêtise, se plaisant à se faire fuir.

    Il fallait faire quelque chose du grenier qui me semblait habitable avec son lambris blanc posé soigneusement comme pour un décor un peu mièvre de chambre d’enfant, son plancher de bois aggloméré rehaussé sur la gauche et sur la droite : un côté qui sera une chambre d’appoint ; l’autre pour stocker les livres qui n’ont pas trouvé de place dans la bibliothèque ainsi que les cartons d’objets divers dont je ne veux pas m’encombrer au rez-de-chaussée et au premier étage. Au milieu, c’est un assez petit carré mais j’y tiens debout. Il y a un parquet flottant, un radiateur, une fenêtre de toit, des prises électriques. Les premiers temps, je pensais en faire une buanderie : j’y aurais installé la planche à repasser, j’aurais tendu des cordes pour faire sécher le linge. Finalement j’en ai fait un bureau, un espace de concentration. Je n’ai pas eu de bureau depuis bien longtemps. Ou plutôt j’ai évité de travailler sur les bureaux dans les appartements que j’ai loués ces dernières années. Je les regardais, j’en remplissais les tiroirs, mais ils restaient décoratifs, inutilement encombrants. Je préférais travailler sur des tables, cuisine, salle à manger. Ici, mon bureau est très fonctionnel. J’y ai installé l’ordinateur, l’imprimante, le scanneur, des livres, et des images : un portrait héroïque où mon frère m’a représenté en petit soldat sous les pectoraux galbés de mon amoureux à la crinière de mythologie nordique ; une vieille photo en noir et blanc développée sur un beau papier baryté, buste d’une jeune fille au chapeau, yeux papillonnant derrière la vitrine d’un antiquaire ; une impression noir et blanc d’une peinture à l’encre noire de Wenjie Ding, sorte d’Adam à la pomme, presque allongé, musculeux et érotique ; un carton d’invitation pour une exposition de Sophie Calle, message lumineux dans la nuit d’une autoroute d’Île-de-France : « Où pourriez-vous m’emmener ? ».

    J’essaierais de me concentrer davantage mais je ne manquerais pas de me disperser. Baudelaire citant Emerson : « The one prudence in life is concentration : the one evil is dissipation. » En l’occurrence, ce sont mes cheveux qui me maintiennent devant les peintures de Stefano Cipollari. Pour le culte des images, je me drogue à la peinture homoérotique. J’ai enduit mes cheveux d’une sombre pâte de henné. Le jeune homme au bain est très beau, cigarette entre les lèvres, yeux entrouverts, visage au reflet dispersé à la surface de l’eau. Il a le désordre enchanteur. J’ai d’abord écrit : il a le désordre de Rimbaud, mais je me corrige. Son icône continue pourtant de rôder, comme elle se superpose à toutes les figures échevelées à la jeunesse un peu boudeuse. Je pensais au Rimbaud en médaillon de Carjat et à celui dont les témoignages de violence imprévisible et de puanteur appliquée peignent un être repoussant autant qu’adorable. Il a laissé des souvenirs de crasse, mais nulle ablution. Rentrant tard dans l’appartement de Théodore de Banville, se couchant habillé entre les draps propres, les souillant de ses bottes crottées, rendant folle la bonne qui chaque jour changeait le linge. Cependant, rien ne troublait le bleu de l’œil cerclé d’un bleu plus profond. Nulle photographie n’en témoigne : il faut croire les amants. La pause dure deux heures après l’application, les cheveux sous un film plastique qui les maintient humides. Je le regarde regardé par le peintre, et sous la peinture se trouve sans doute un instantané : c’est comme si j’y étais, dans cette salle de bain, en vis-à-vis du beau brun clopant, immergé moi-même, le menton au ras de l’eau. Quand je teinte mes cheveux, j’en profite pour récurer la salle de bain, j’inspecte les angles morts, les joints noircis, les rainures encrassées. Le rinçage du henné est long et pénible car la pâte se désagrège en petits cailloux dont le peigne ni l’insistance du jet d’eau ne viennent à bout complètement. Quand je me suis installé, j’ai scruté pendant plusieurs jours les plinthes, les interstices entre les planches du parquet, et les murs et les marches de l’escalier, guettant des punaises de lit qui ne se sont jamais manifestées. L’opération se termine avec un litre d’eau tiède au bicarbonate de soude puis une solution de vinaigre de cidre fortement dilué : les cheveux sont tout à coup plus souples. Il reste à nettoyer les carreaux maculés des parois et la double porte de la douche, et à nouveau les rainures pour qu’elles retrouvent leur pureté plastique. Ce mec n’en finira jamais de cloper. Il n’aura jamais l’âge ni peut-être l’imbécile délicatesse de se faire une couleur. Ses couleurs passeront peut-être, ternies par la poussière d’une brocante, à moins qu’un collectionneur qui n’est pas encore né y rêve les amours domestiques des années vingt. Demain, Stefano publiera une nouvelle esquisse : un dos courbé, une crête en contre-plongée, des cadavres de bouteilles. Nouvelle scène de genre.

     

  • Elle est retrouvée

    Eugene (en anglais [juːˈdʒiːn]) est la deuxième plus grande ville de l'État de l'Oregon, aux États-Unis. Aussi connue sous le nom d'Emerald City (la cité émeraude), Eugene est célèbre pour la beauté de sa nature, son accent sur les arts, ses possibilités de loisirs (le cyclisme, la course, le rafting, le kayak, etc.) ainsi que pour être la ville d'origine de la société Nike.

    Dali (chinois: 大理, pinyin: Dàlĭ, langue bai: Darllit) est une ville de la province du Yunnan en Chine. C'est une ville-district, chef-lieu de la préfecture autonome bai de Dali.

     

    Les villes d’Abhinav et de Wenjie composent le nom d’un peintre franco-espagnol, Eugene Dali — si l’accent grave ne faisait défaut au milieu du prénom. Eugene Dali est plutôt un poème de père indien et de père chinois. C’est le poème bancal de mes errances. Je m’attache à résoudre ses fréquences contrariées. J’y ai mis quelque volonté pour le nom ; le prénom a frappé à ma porte. Ce jour-là, tandis que Wenjie contemplait des images de Jaisalmer, Abhinav s’est arrêté devant une fenêtre de la maison de Roche où Rimbaud écrivit Une Saison en enfer. Il voyait des couleurs et des textures ; moi, je montrais du doigt la plaque fixée au mur : "Ici Rimbaud a espéré, a désespéré, et souffert." Comme Abhinav ne connaissait pas Rimbaud, je lui ai envoyé une traduction de "L’éternité".

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    Mon nom de Pierre est difficile à prononcer hors la France. C’est un nom de chose monosyllabique et minéral, comme le roc, comme la roche. Ne faisant pas le lien entre Pierre et Peter, Wenjie a écrit mon nom Stone. En hindi, Pyar est immatériel : Abhinav me dit que c’est le nom de l’amour. — Mon amoureux a un nom d’arbre. Il fait trois syllabes et commence par un cercle. Il s’est retiré à la campagne et cueille la dent-de-lion. Nous en boirons le vin à l’été.

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  • Say Om

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    Il disait Om et moi une octave plus bas
    Dans l’Oregon on chassait la biche
    Le chemin est coupé comme la queue d’un chien

     

    Étais-je allé à Rishikesh
    Rien que ce nom

     

    Everyone is their own guru he said

  • Pattaya

    Il poste des photos de Thaïlande et les présente comme une lettre du Sud. Sur la première photo, il avait au poignet une montre achetée 20 yuans au marché noir ; il était 18h10 ; il prenait des photos. Comme deux amis qui voyageaient avec lui se faisaient racoler pour un spectacle de shemales, il en profita pour marcher au hasard dans la chaleur étouffante, et finalement s’asseoir par terre.

    wenjie ding

    Never been out of Europe
    6.10 pm in Pattaya
    Unframing and reframing one’s memory

    Une autre vie que la mienne
    Un autre pays que le mien et le sien
    Une autre langue que la mienne et la sienne

    Ici l’air est irrespirable et la langue est malade
    The only thing we have to fear is fear itself she said

     

    [Rewriting and framing and dreaming Wenjie’s memories.]

  • Encre

    Il fait noir dehors, c’est lune décroissante ; au bord de la fenêtre une paire de mains comme d’un intrus ou d’un amant qui voudrait entrer incognito ; un homme de dos fixe les mains, il est à table, boit un café fumant ou un thé, fesses et cuisses charnues pesant sur la fine structure métallique d’une chaise dont le siège et le dossier semblent de corde ; un autre homme assis en face de lui, légèrement décalé, regarde dans l’autre direction, une tasse fumante dans la main droite, le coude calé par le poignet de la main gauche où se consume une cigarette, ses pieds dépassant sous la nappe. Son expression est aussi impénétrable que le visage de Wenjie. Est-il inconscient de ces mains qui annoncent l’intrusion prochaine ? Attendent-ils un amant ? — Je suis idiot : l’intrus est un esprit.

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    © Wenjie Ding, L'esprit sous le clair de lune