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philippe bonnefis

  • Touriste

    Je me suis tellement énervé hier soir en essayant de lire la clé wifi du boîtier internet de mon père que je me suis fait un torticolis. Il y avait eu aussi sept heures de voiture, de Paris à Fécamp, puis de Fécamp à Aubry, fenêtres ouvertes. A Fécamp, une boulangère à qui j’avais acheté des roskoffs, m’ayant pris pour un touriste, m’avait proposé un dépliant bariolé comportant des offres de réduction pour des visites dans la région – elle avait dit, parlant d’elle avec le plus gentil sourire: "Votre boulangère vous offre…" En attendant l’heure du rendez-vous avec Clélie, j’avais acheté des robes d’été ainsi que des boucles d’oreille roses et un bracelet chez Monoprix puis je m’étais installé à la terrasse d’un café où l’on ne servait plus de café car il était trop tard, on allait fermer. J’avais donc lu l’avant-propos de L’Art de l’éloignement de Thomas Pavel en buvant un Coca light. La première phrase est déjà captivante: "L’essai que je propose au lecteur part de l’observation qu’à l’âge classique les mondes décrits par la littérature s’éloignaient considérablement de la réalité empirique et de la vie quotidienne." 

    Cet après-midi en cuisinant j’écoutais Philippe Bonnefis à la radio, qui parlait avec passion des noms propres, "aussi peu propres que possible": l’agacement de Baudelaire quand il arrivait qu’on ajoutât un "e" entre le "b" et le "a", la perte d’un "l" dans le nom de l’auteur des Rougon-Macquart puisque son père s’appelait Francesco Zolla, ou encore le trait d’union où on ne l’attend pas dans le nom de Claude Louis-Combet — dont Bonnefis dit que sa pratique de la littérature est celle d’un enfemellement. Il dit qu’il éprouve le nom comme "une obscurité, une opacité, une altérité". Il dit encore que les noms d’auteur sont au domaine du sens ce que les ready-made sont au domaine de l’art. Qu’il entre dans une œuvre par la chattière ou par le trou de souris plutôt que par l’entrée principale. Qu’il écrit tous ses cours en leur donnant un caractère d’oralité car il n’est capable ni d’improviser, ni de dialoguer comme c’est la coutume dans les universités américaines où il enseigne la moitié de l’année. Je lui en ai longtemps voulu car il m’a reproché, lors de mon oral de DEA, d’être trop scolaire: j’étais le seul étudiant agrégé et j’avais eu le malheur de me conformer au fameux plan en trois parties à la française. Maintenant je l'écoute avec plaisir, je n'ai plus l'ambition de rédiger une thèse. 

    C’était une tarte aux fruits, pommes, bananes et abricots en marmelade, croisillons de pâte brisée. Sur le parking du supermarché c’était comme un parking de supermarché dans le sud de la France quand on croise des touristes néerlandais en tenue de camping qui souffrent parmi les vapeurs du bitume et se pressent de se réfugier dans les espaces climatisés, du moins comme je me l'imagine, comme je me souviens, comme je rappelle une impression qui était déjà tout entière un pauvre cliché. Clélie avait confectionné un collier multicolore et avait coupé de minuscules morceaux de papier afin de pouvoir lancer une poignée de confettis au moment opportun, Jérôme avait passé This is the sound of Ctube d’un groupe des années quatre-vingt appelé Confetti. Ensuite c’était un téléfilm historique sur la construction du château de Versailles, où on s’étonna d’entendre le roi souhaiter que la galerie des glaces fût "ouverte au public", barbare irruption du jargon touristico-culturel.