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  • Le beffroi

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    Le beffroi s'est effondré un après-midi d'avril 1843. On ne le voit plus que sur de vieilles cartes postales. La mienne est datée de 28 septembre 1902. Dans la dernière décennie du siècle précédent, les remparts de la ville avaient été détruits, remplacés par des boulevards. Une dizaine d'années plus tard, on construirait le musée de Beaux-Arts. La ville changeait, elle changeait depuis le Moyen-Âge, ne semblait qu'une succession d'incendies et d'effondrements. En 1940, ce seraient les habitants eux-mêmes qui brûleraient l'hôtel de ville et le théâtre avant l'arrivée des Allemands. Le Général de Gaule inaugurerait le nouvel hôtel de ville en 1959, on resterait près de soixante ans sans théâtre. Il y a quelques années, c'est la piscine qui partit en flammes.

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    On passe dans le couloir, la carte postale retenue par un fil bouge légèrement, parfois se retourne. Elle n'est pas signée. Il n'y a qu'une adresse au verso, Mademoiselle Quelque Chose, à Saint-Omer. En 1902, quelques vieux habitants devaient se souvenir de ce monument. Leur mémoire a disparu.

  • 206 bleue

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    Je suis arrivé au garage une demi-heure avant la fermeture. Je voulais laisser la voiture, je ne savais pas comment dire, j'ai parlé de la casse, ils appellent ça destruction. Ce ne fut pas possible, pas possible d'obtenir le certificat de non gage. La 206 bleue était gagée, on ne peut pas se débarrasser d'une voiture gagée. Il fallait que je l'emmène, il suffisait de lui donner un coup de boost, elle redémarrerait, elle redémarra. J'étais parti me garer à l'extérieur de l'enceinte. Je retrouverais ma 407 plus tard. Le mécanicien que j'avais croisé en sortant avait laissé la 206 devant l'entrée, porte ouverte, clé sur le contact, le moteur tournait, ça sentait la forêt, le volant était couvert d'auréoles vertes et grises, les siège d'imperceptibles moisissures. Elle avait pris l'eau pendant plusieurs mois, je n'osais les compter. Il y avait à peine deux kilomètres à parcourir, mais je savais qu'il ne fallait pas caler, rouler lentement de la rue Lénine jusqu'à la rue Pierre Brossolette.

    La 206 reprit sa place, la place qui fut la sienne jusqu'en 2006, l'année où mon père me la céda, un an après le décès de ma mère. C'était sa voiture. Les premières semaines, j'avais laissé un diffuseur d'odeur diffuser une odeur artificielle, une sorte de parfum de voiture, ce qu'on imagine devoir être un parfum de voiture, sorte de parfum d'ambiance, ni parfum de maison ni parfum de linge de maison, ni huiles essentielles ni quoi que ce soit d'essentiel. Je me souviens, je crois me souvenir que c'était un vulgaire flacon de forme circulaire en plastique collé sur le plastique du tableau de bord. C'est elle qu'il l'y avait mis, il n'y avait qu'elle pour penser à cela. C'était encore sa voiture, c'était un peu son parfum, un parfum qu'elle avait choisi.

    Je repartis à pied de chez mon père. Je n'avais pas traversé le village à pied depuis des années. Je pris une photo du château. Je l'avais photographié souvent, il y a longtemps, avec des appareils différents. L'enceinte en brique a été remplacée par un grillage quelconque. J'étais le seul marcheur. Il y avait beaucoup de voitures stationnées. Dans un village comme celui-là, on prend sa voiture pour un oui ou pour un non. Je jetai un œil à l'école, les deux salles de classe connues, souvenirs précis. Une femme sortait, elle ferma la grille rouge qui a remplacé la grille blanche de mes souvenirs.

  • La poire et les aulx

    Achille Mbembe,jean-luc lagarce

    Certains voisinages sont hasardeux. Par exemple, cette poire et ces aulx font-ils bon ménage? Dans le doute, je préfère maintenir entre eux une distance raisonnable. J'ai enroulé les stores, le soleil envahit la cuisine. Je travaille, je mange, j'inhale des vapeurs de barbe à papa, j'observe le progrès des ombres projetées sur les surfaces blanches.

    J'ai rencontré un infirmier, nous sommes voisins, trois-cent cinquante mètres. Nous nous sommes vus hier soir, par hasard. Il est infirmier et aussi président d'une association humanitaire, j'ai dit qu'il devait être quelqu'un de bien. Sa barbe était un peu trop longue, douce cependant. Il devait dormir, il commencerait à cinq heures ce dimanche à l'hôpital.

    J'ai commencé à apprendre le texte, une parenthèse dans la fin d'après-midi, debout dans le salon, au pupitre, à voix haute, en cherchant le phrasé de B. Je n'utilise pas encore le crayon, le texte restera vierge pendant le temps de l'apprentissage par cœur, je préfère. En répétant le premier paragraphe, j'imagine Berlin, je n'y suis jamais allé, ne la connais que par le truchement de la télévision et de l'art, et par le souvenir de quelques témoignages d'amis qui y séjournent de manière intermittente. Avant cela, j'écoutais Alain Françon, à la radio, parlant de la direction d'acteur. Il n'aime pas le mot directeur, préfère dire qu'il accompagne les acteurs. Il évite absolument toute forme d'approche psychologique des textes. 

    Je lis un article d'Achille Mbembe dans Le Monde. Cela fait du bien. Il dit que l'identité n'est pas essentielle, que nous sommes tous des passants, que la réalité d’une communauté objective de destin devrait l’emporter sur le culte de la différence. Limiter ce qu'il appelle la financiarisation de l'existence et faire échec aux formes nouvelles de la guerre. Propos d'un philosophe camerounais, cela fait du bien.

  • Juillet 93

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    J'ai copié soigneusement le texte. Soigneusement, mais avec quelques moments ailleurs. C'est fait. Le texte est posé sur le pupitre. Il y a cette lyre, un peu ironique. En copiant le texte, j'ai pensé à ces années, les années d'après la chute du Mur, j'étais au lycée, j'ignorais tout de ces aînés en écriture et en amour. J'avais bien feuilleté, au sous-sol d'une librairie, l'album de photographies d'Hervé Guibert. Dépôt légal: juillet 1993, l'année de mon bac, le mois de mon anniversaire. Dix-huit ans. L'avais-je feuilleté cet été-là?

    Il y a une bibliothèque qui me fait penser à celle de R.: trois étagères blanches encombrées, livres droits et penchés, livres à l'horizontale, et tant de portraits, visages d'hommes principalement, photographies, cartes postales, six autoportaits de Rembrandt, un Christ, une Tour de Pise, une chute d'Icare, peut-être. La partie inférieure des étagères est plus profonde, ce sont les livres d'art, Balthus, et les livres de voyage, Berlin, qui me ramène au texte. La photographie est datée de 1987.

    Aujoud'hui, ce sont les photographies du "fiancé" que je contemple, ce regard voilé, la matière du voile et ce miroir au cadre de bambou sur le mur du fond, cette bassine sur le sol, et ce bidon en plastique.

    J'ai acheté le livre vers 2010, dans mes années parisiennes. Ce n'était pas une réédition. J'y ai retrouvé la photographie qui m'avait fait penser, en le feuilletant à la sauvette, la première fois, ce livre neuf d'un déjà mort, que je devais vivre à côté de ma vie, cette photographie qui me fait penser, maintenant, que j'aurais dû penser cela, que j'ai pu penser cela, car je ne parviens pas à formuler ce qui m'avait traversé devant cette page, il y a vingt-cinq ans, si ce n'est une impossibilité, un interdit, le désir en noir et blanc, décapité, pure chair sur drap blanc.